Etre ou ne pas être physionomiste. Ne pas reconnaître des visages à la seconde rencontre voire à la troisième rencontre, attendre que l'autre vous reconnaisse avant de faire le premier pas: c'est indiscutablement une gêne sociale qui fait passer le/la malheureux/se pour un impoli ou un asocial (alors qu'une myopie peut tout expliquer!).
L’homme qui ne reconnaît pas les visages (par Pierre Barthélémy - blog Passeur de Sciences)
"Aussi loin que je me souvienne, je n'ai
jamais été capable de faire la différence entre les personnes à l'aide de leur
visage." L'auteur de cette surprenante confession s'appelle
David Fine.
Ce gastro-entérologue britannique, aujourd'hui âgé de 60 ans, est
un homme qui ne reconnaît pas les visages. "Il m'a fallu au moins
trente ans pour m'apercevoir que ma reconnaissance faciale était inférieure à
la moyenne et dix à quinze ans de plus pour comprendre que, dans la perception
de la plupart des gens, les visages des individus sont uniques. J'avais presque
50 ans quand j'ai entendu pour la première fois entendu parler de
"prosopagnosie" et ce trouble m'a finalement été diagnostiqué à l'âge
de 53 ans." La prosopagnosie est la difficulté ou
l'incapacité à reconnaître ses congénères par leur visage. Elle est soit
congénitale, soit consécutive à un accident touchant le cerveau. Méconnu du
grand public alors qu'il touche un
nombre non négligeable de personnes, le problème l'est aussi souvent
de ceux qui en sont atteints : comme il me l'a simplement expliqué, David Fine
a, pendant des décennies, "cru que tout le monde était comme
[lui]" !
J'ai découvert son cas grâce à l'émouvant témoignage,
intitulé "Une vie avec la prosopagnosie", qu'il a
récemment publié dans la revue Cognitive Neuropsychology. Par un clin
d'œil malicieux de l'existence, David Fine a trois ans lorsque naissent... deux
petites sœurs jumelles. Même si sa mère lui reproche de ne pas faire d'effort,
on ne s'étonne guère qu'il soit incapable de les distinguer l'une de l'autre.
Quand David Fine fouille au plus profond de ses souvenirs et songe par exemple
à son école maternelle, une étrange structurelle mémorielle se fait jour : "Je
revois le bâtiment et ses alentours quasiment avec une mémoire photographique,
mais aucun visage. Si je pense à la directrice de l'école, je vois des cheveux
blonds-roux et des taches de rousseur, mais pas de visage. Si je pense aux
trois garçons avec lesquels je m'entendais bien, je me souviens que l'un
portait une casquette d'occasion cabossée, un autre des chaussures Richelieu et
le troisième avait des lunettes avec un œil caché pour corriger son amblyopie.
Mais pas de visage."
Très vite, David Fine utilise les détails
vestimentaires – ou les différences de coiffure pour les filles – afin de
reconnaître ses camarades. Il se rappelle aussi avoir lu, garçonnet, l'histoire
d'un policier aux trousses d'un cambrioleur et se déguise pour ne pas être
reconnu de lui : il s'affuble d'une moustache postiche et de lunettes. La ruse
plonge le jeune Fine dans un abîme de perplexité car, pour lui, un policier n'a
pas besoin de se grimer pour ne pas être reconnu : il lui suffit de retirer son
uniforme...
En grandissant, David Fine perfectionne
et diversifie ses techniques d'identification des autres. Au collège, il se
sert du fait que l'établissement est divisé en vingt "maisons" – tout
comme, dans Harry Potter, le pensionnat Poudlard est scindé en quatre
maisons, Gryffondor, Poufsouffle, Serdaigle et Serpentard – et que chaque
maison attribue à ses membres une cravate d'une couleur spécifique. Les élèves
restent aux mêmes pupitres en classe, ce qui lui facilite aussi la tâche pour
attribuer un nom à chacun. Malgré ces "béquilles", David Fine est
parfois pris en flagrant délit de "non-reconnaissance" : "On
attendait des élèves qu'ils soulèvent leur casquette devant les professeurs,
même à l'extérieur de l'école, se souvient-il. J'ai acquis une
réputation de rebelle et de malpoli pour avoir oublié cette marque de respect.
J'ai le vif souvenir d'un matin froid où une femme étrange, dont la tête était
enveloppée dans une écharpe verte, s'est dirigée vers moi à grands pas avec des
cris de colère. C'était mon professeur principal dont la très reconnaissable
chevelure rousse était cachée par l'écharpe. J'ai écopé de 100 lignes pour ne
pas avoir soulevé ma casquette."
David Fine a opté pour la médecine
hospitalière. Pour quelqu'un comme lui, cela présente bien des avantages. Ceux
qui travaillent en sa compagnie portent des blouses avec des badges et ils se
cantonnent à une partie bien spécifique de l'établissement. Les patients qui
viennent en consultation sont annoncés par leur nom et, pour ceux qui sont
hospitalisés, une fiche nominative se trouve toujours à portée de main. David
Fine se soupçonne de s'être inconsciemment spécialisé dans un secteur très
particulier de la gastro-entérologie afin de compenser son handicap, notamment
pour les grandes conférences : alors que certains colloques internationaux
brassent des milliers de chercheurs, ceux auxquels il assiste "ne
dépasseront jamais les 150 participants, un faible nombre qui ne donnera que
peu de chances de rencontrer un chercheur en dehors d'une conférence".
C'est à l'âge de 30 ans passés que
David Fine a fini par prendre conscience de son état et ce notamment grâce à
son épouse. "L'incident critique, m'a-t-il raconté, s'est produit
un jour où, dans un grand magasin, j'ai discuté pendant plusieurs minutes avec
une jeune femme qui, de toute évidence, me connaissait. Quand elle est partie,
mon épouse ma demandé qui c'était et pourquoi je ne la lui avais pas présentée.
J'ai répondu que je n'avais pas la moindre idée de qui elle était. Mon épouse a
été la première à s'apercevoir que quelque chose n'allait pas plutôt que de
mettre cela sur le compte de la distraction ou, comme quelques personnes le
pensaient, sur celui de l'impolitesse." Même s'il lui arrive encore
parfois, au bout de trente-trois ans de mariage, de la perdre dans la foule,
son épouse lui sert de poisson-pilote lors des soirées ou des fêtes auxquelles
le couple se rend.
Mais son aide ne se cantonne pas à la
vie en société. Je me suis demandé comment David Fine se débrouillait dans un
exercice en apparence aussi anodin que le visionnage d'un film. "J'éprouve
de grandes difficultés à suivre des films ou des séries télévisées, a-t-il
avoué. Si nous sommes à la maison, mon épouse me fait le commentaire en
direct ("c'est le meurtrier mais il a enlevé son chapeau", etc.),
mais cela devient bien plus compliqué au cinéma ou au théâtre. Je reconnais les
voix mais, malheureusement, je ne suis pas très doué pour cela. Je me débrouille
beaucoup mieux avec les vêtements, qui peuvent cependant changer d'une scène à
l'autre. Mon épouse suit les carrières des acteurs. Quant à moi, je m'arrête
aux personnages et je ne vais pas au-delà pour reconnaître les comédiens qui
sont derrière. C'est pour cette raison que je ne connais que très peu de noms
d'acteurs. En revanche, en musique classique mais surtout en jazz, je suis
capable de reconnaître les interprètes à l'aveugle, simplement par leur style."
Quand il se présente
aujourd'hui, David Fine prévient ses interlocuteurs qu'il souffre de
prosopagnosie et leur explique ce dont il s'agit. Leur réaction est
invariablement la même : "Comment est-ce de ne pas pouvoir reconnaître
les gens ?" Et le médecin de leur répondre qu'il lui est
impossible de répondre à cette question : "C'est comme si vous
demandiez à un aveugle de naissance ce que cela fait de ne pas voir ou à un
sourd ce que c'est de vivre sans entendre." Il sait qu'on l'a pris
soit pour le professeur Nimbus, tellement dans ses pensées qu'il ne
reconnaissait pas les personnes qu'il croisait, soit pour un malpoli incapable
de dire bonjour à une connaissance, soit pour un autiste. Maintenant qu'il est
sexagénaire, une de ses plus grandes craintes est qu'on attribue son
comportement à une démence sénile.
J'ai voulu poser une dernière question à
David Fine sur un aspect qu'il n'évoquait pas dans son article : se
reconnaît-il lui-même ? Non pas dans le miroir de sa salle de bain mais sur les
photographies. "En général, je peux me retrouver sur une
photographie à condition de savoir que j'y figure, m'a-t-il répondu. Je
l'examine de manière systématique, regardant tous les hommes et attachant une
attention particulière aux vêtements : j'ai l'habitude de m'habiller avec des
couleurs vives, ce qui m'aide. Souvent je me rappelle quand la photographie a
été prise et par conséquent où j'étais et ce que je faisais. Au cours des
dernières années, j'ai remarqué que j'avais tendance à pencher sur la droite en
raison d'un problème de dos et c'est aussi un bon indice. Sur les vieilles
photos d'école, je cherche un garçon de grande taille à côté duquel je sais que
je me trouvais et je regarde autour de lui. Mais si la photographie a été prise
sans que je m'en aperçoive, c'est bien plus compliqué et, si l'on ne me donne
pas d'indices, je n'arrive pas à me trouver moi-même." David Fine n'a
pas répondu directement à ma question... Mais, entre les lignes, on comprend
que le visage, le sien, est pour lui celui d'un inconnu.